Chacune de ces nouvelles est un moment de ma vie très important et même parfois essentiel pour moi. Pour certaines (les trois premières notamment) elles l’ont même bousculé voire changé… Vraiment… Le plus important c’est que dans ce que vous lirez, même si ça vous parait incroyable, je m’engage non seulement à ce que tout soit juste, parfaitement juste, et même mieux puisque je m’engage aussi à ce qu’il n’y ait aucune exagération quand je dis 100 vous pouvez être certain que c’est au moins 100 (peut être plus mais parfois je minimise pour que ça ne soit pas vraiment incroyable) mais jamais 99… Bonne lecture
DOMINIQUE
Extrait de mon livre « 30 000 kilomètres sur les mains et le corps des autres… »
– Allo, Guy ?
– Oui !
– C’est Dominique.
– Qu’est ce qu’il t’arrive ? On a cours demain ?
– Oui, mais il faut que je te voie tout de suite.
Voilà un an que je suis installé officiellement en tant que professeur de yoga. Je n’ai pas osé me déclarer comme naturopathe, bien que j’aie mon diplôme depuis bientôt deux ans. Je ne suis pas, non plus, prof de gym, bien que les cours de gymnastique occupent 90% de mon activité, mais comme il fallait bien avoir une étiquette aux yeux de l’administration, j’ai pensé que celle-ci ferait l’affaire.
J’aime bien donner des consultations de naturopathie, mais je n’ai pas le complexe du médecin, donc donner des compléments alimentaires pour régler quelque symptôme que ce soit, ce n’est pas ma conception.
J’ai essayé à peu près tous les régimes ou systèmes alimentaires qui existent en ce début des années 80, mais rien ne me satisfait vraiment, d’autant que bien manger, sans bouger et sans respirer, quand en plus on est stressé ou surmené, ça me fait sourire.
J’ai personnellement, depuis plus d’un an, une activité physique variant de trois à quatre heures, selon les jours, et bien que je ne sois plus très vigilant sur mon alimentation, tout se passe de mieux en mieux.
Par contre, je ne crois qu’aux exercices bien exécutés, et je suis extrêmement exigeant, tant en ce qui concerne l’amplitude du mouvement que la correction parfaite de celui-ci, et c’est pourquoi je ne donne que des cours particuliers ou à deux.
C’est ainsi que j’ai appris, que je m’entraine et que je travaille, depuis des années, avec des résultats qui peuvent en étonner certains, comme mon prof de canne lors de mon premier cours. Il n’a jamais voulu croire que je n’avais suivi qu’un cours d’une demi-heure, et qu’après avoir pratiqué pendant un an et demi, tout seul devant ma glace, j’ai pu atteindre ce niveau.
J’ai reçu Dominique, il y a deux mois, pour un problème de constipation opiniâtre. Très branché médecines naturelles, ou dites « douces », il avait déjà consulté au moins une vingtaine de thérapeutes en tous genres : phytothérapeutes, acupuncteurs, homéopathes, herboristes, iridologues et même guérisseurs ou magnétiseurs en passant par l’astrologie.
Ses nombreuses démarches pour trouver la cause de son problème et tenter d’y remédier l’avaient même propulsé jusque sur les plateaux de TV, dans une émission qui commençait à être très à la mode et qui enquêtait sur les bienfaits ou les méfaits des « médecines douces »
Lors de notre première entrevue, il a été un peu déçu, lorsque je lui ai déclaré que s’il cherchait le produit ou la technique miracle, il s’était trompé d’adresse.
Assis toute la journée en raison de sa profession d’expert comptable, très sec de morphologie, à quarante cinq ans, il ne s’était jamais accordé de véritables moments de détente et j’avais senti au premier regard, à quel point il était stressé et encombré, ce qui ne devait pas arranger son problème intestinal.
Il avait vraiment la mine du type à qui l’on dit en plaisantant le matin, pour tenter de le dérider : « qu’est ce que t’as ? t’es constipé ? » ou encore, quand il se met en colère : « t’as les vers ? »
Une des choses intéressantes que j’ai retenues de mes cours de naturopathie, c’est la corrélation étroite entre le mental et l’intestin. Je prône donc à tous les constipés surmenés de commencer par se détendre, avant de prendre quelque substance que ce soit. Et pour moi, à cette époque, c’est par la gymnastique, en séries longues avec des haltères de 1kg à 2,5 kg maximum.
Voilà donc deux mois que Dominique bouge avec moi, deux fois par semaine, pendant une heure et demi, et nos rapports sont déjà devenus des plus cordiaux. Même si son problème de constipation n’est pas réglé, cela lui permet au moins de souffler et de parler d’autre chose que de boulot pendant les pauses.
En plus, comme je pratique de plus en plus le massage de détente, je lui offre à chaque fois, un petit quart d’heure de massage qu’il apprécie particulièrement. Il dit même que c’est ce qui lui fait le plus de bien, même si je ne le crois pas.
– Qu’est ce qu’il se passe ?
– J’ai eu un accident de voiture et je sors de l’hôpital. Ils voulaient me garder, mais je me suis barré, je ne veux pas rester dans leurs mains, il n’y a que toi qui peux m’aider.
– Attends, tu peux répéter ?
– J’ai eu un violent accident, la voiture est complétement pliée, j’ai tapé la tête contre le montant du pare-brise et j’ai pris le volant dans la poitrine, mais je n’ai rien. Ce sont les pompiers qui m’ont transporté à l’hôpital, parce que sur le coup j’ai perdu connaissance, mais maintenant, ça va mieux, et j’ai préféré sortir.
– Comment ça ?
– Ils voulaient me garder en observation, ils parlent de traumatisme crânien, mais j’ai pas envie de rester dans leurs pattes, alors j’ai signé une décharge et je suis parti.
Au fou ! Il est dingue ! Et pour le coup, je ne rigole pas du tout, mais que faire ?
Le renvoyer à l’hôpital ? Il n’acceptera pas.
Lui indiquer quelqu’un d’autre ? Je ne vois pas qui, et encore faudrait-il trouver quelqu’un de disponible, ce qui est rarement le cas.
Lui dire que non seulement, je ne peux rien pour lui, ce qui est sûrement vrai, mais refuser de le recevoir, je n’en ai pas le cœur, parce que quand on me fait ça, je n’aime pas non plus.
– D’accord, là je suis en cours, mais je pense pouvoir déplacer le suivant, viens à dix heures, de toute façon, je m’arrangerai.
– Merci ! à tout de suite !
Je raccroche, non seulement perplexe, mais inquiet et perturbé, ce qui ne m’empêche pas de finir mon cours. Je ne traine pas, parce que je me dis qu’il va se passer quelque chose et qu’il faut que je sois prêt.
J’ai un drôle de sentiment et je flippe comme jamais, tout simplement parce que je ne veux pas avoir de problèmes et que je suis bien conscient de mes limites, surtout dans ce domaine. Mais, simultanément, depuis que je suis en âge de le comprendre, je n’ai jamais pu refuser mon aide à quelqu’un qui me le demande, et encore moins mes mains, même si je ne sais pas, a priori, ce qu’il convient de faire.
On sonne.
– Salut Dominique !
– Salut, Guy ! Si tu savais ce qui m’arrive !
Il entre précipitamment, et connaissant bien les lieux, se dirige directement vers la salle de massage, sans un mot, pas même un remerciement, ce dont je ne m’offusque pas, car de toute évidence, il n’est pas dans son état normal, ce qui ne me rassure pas.
Le récit qu’il me fait est tellement embrouillé que je n’y prête guère attention, d’autant que si par nature son débit de paroles est souvent rapide, là, il est tellement excité que ces propos hachés sont à la limite de la cohérence.
– O.K., mais que veux tu que je fasse ?
– Je ne sais pas, moi, mais touche, regarde, je suis sûr qu’avec les mains que tu as, tu vas me faire du bien.
Ce qui, de prime abord, pourrait s’apparenter à un compliment, ne fait que me faire flipper davantage, et un tas d’images folles me passent par la tête, du genre : si jamais il me claque entre les doigts, qu’est-ce que je fais ?
Mais je ne peux me résoudre à le foutre dehors.
Quand je lui ai suggéré de retourner à l’hôpital, il a semblé terriblement déçu que j’aie ce genre de réaction et que je n’assume pas face à cette situation.
Je n’ai jamais eu la fibre machiste du thérapeute aux gros bras, et c’est juste dans le but qu’il se calme que je lui propose de s’allonger.
– Bon, écoute, je vais regarder, mais je ne te promets rien. Par contre, si ça ne va pas, dis-le moi immédiatement.
– D’accord, pas de problème
Finalement, le seul qui n’a pas de problème, c’est lui… ou presque.
– Mets-toi sur le dos et montre-moi où tu as mal.
– C’est là, derrière la tête, à la base du crâne, et un peu sur le côté, à gauche, ça ne passe pas.
J’y vais ? J’y vais pas ? C’est vraiment le flippe ! Je ne sais que dire, ni que faire, d’autant qu’à la manière dont il s’allonge sur la table, il a perdu son aisance habituelle.
– Allez, ferme les yeux.
Et là, juste avant de poser les mains sur lui, c’est l’idée du siècle qui me tombe dessus.
Faire rien.
Rien.
Rien du tout.
De toutes façons, je ne sais pas ce qu’il a, je n’y connais rien, ou presque, donc, si je fais rien, quoi qu’il se passe, on ne pourra pas m’accuser de quoi que ce soit, et au moins, je prends le minimum de risques.
Je place donc mes deux mains sous sa nuque et sous sa tête, et là, je me dis : bâton !
Ce n’est pas facile à comprendre pour vous, ni d’ailleurs pour qui que ce soit, mais pour moi c’est évident.
En dehors des heures où je m’entraine à la canne, j’ai décidé depuis quelques mois de reprendre un jeu que je faisais quand j’étais gamin, qui consiste à tenir un manche à balai en équilibre au centre de la paume, et à le garder le plus longtemps possible.
Aujourd’hui, ce n’est plus la durée qui m’importe, mais la qualité de l’équilibre. J’ai décidé de faire cet exercice sans bouger les pieds, le coude collé au corps, de telle manière que ce soit l’équilibre de tout mon corps qui le maintienne, et non pas mon bras ou ma main, qui eux, ne servent plus à grand chose.
Depuis quelques semaines, je suis même arrivé, à certains moments, à un état presque « magique ». Le bâton ne bouge plus du tout pendant quelques secondes, comme si nous n’étions plus qu’un, solidaires et en équilibre.
« Faire rien » est une notion ambigüe, car ce n’est pas « rien faire. »
Quand j’essaie de rien faire, le bâton tombe immanquablement et presque immédiatement.
Faire rien, c’est « être avec » sans rien amener de plus pour ne pas perturber le bâton, et rester en permanence avec lui, en étant attentif au moindre mouvement perçu en haut du bâton.
Bon, allez, bâton !
J’ai donc mes deux mains sous sa tête, ajustées au millimètre, et j’essaie de les adapter, de les amalgamer, pour quelles se collent, comme une crêpe, à son crâne.
Je n’ai pas la moindre notion du temps qui passe, qui d’ailleurs m’importe peu, car mon seul souci est de peaufiner inlassablement le confort que j’apporte à sa tête, non plus millimètre par millimètre, mais sensation par sensation, respiration par respiration.
Et c’est alors que se produit l’inespéré !
J’ai droit à un profond soupir de sa part, qui me fait ouvrir les yeux pour vérifier que tout va bien.
Puis, un deuxième, et même si je ne comprends pas tout, je ne m’affole pas, puisque je fais rien.
C’est au troisième soupir, que les manifestations deviennent plus inquiétantes, où une longue secousse dans sa jambe droite remonte jusque dans mes mains, comme un coup de fouet qui se propagerait jusqu’à sa tête. D’autres secousses suivront, venant de tout le corps, comme s’il voulait vomir, ce qui me semble de très mauvais augure.
Je me souviens de la dernière fois où je me suis retrouvé à l’hôpital, suite à une chute où je m’étais fracassé la tête sur un rocher, et on m’avait demandé si j’avais vomi ou si j’avais envie. Visiblement, ce ne doit pas être bon signe.
Je m’en fous. Je fais rien. Et je ne lâcherai pas. Même si je commence à transpirer fortement, même sans bouger.
Heureusement, les choses finissent par s’apaiser, les mouvements intempestifs ont cessé, sa respiration redevient calme et ample, et sa tête est plus lourde entre mes mains. Il semble que les choses s’améliorent.
J’ouvre les yeux, et dans la pénombre de la pièce, éclairée simplement par la lumière du jour filtrée par les rideaux, j’aperçois l’heure à la pendule.
Ca alors ! Incroyable ! Il est 11h moins dix ! Et ça ne va pas plus mal !
Je n’ai pas vu passer le temps et je trouve ça génial. Au moins, il ne pourra pas dire que je ne me suis pas occupé de lui, que je n’ai pas essayé. Et même si j’ai fait rien, il ne le saura pas.
Je repose délicatement sa tête et lui parle doucement.
– Dominique ?
– Hum…
– Ca va ?
– Hum…
– Ne bouge pas, je me lave les mains et je reviens tout de suite.
N’ayant pas d’eau chaude, je me lave les mains à l’eau froide, et en revenant pose une main fraiche sur son front.
– Comment te sens-tu ? Tu peux ouvrir les yeux.
Il ouvre les yeux, doucement, avec un regard que je ne lui connaissais pas.
Il devient blanc comme un linge, ses lèvres décolorées se perdant dans la pâleur de son visage, et fort de mon « c’est pas moi, j’ai rien fait », j’attends sans m’affoler.
– T’as pas des WC ?
– Si, bien sûr, je t’en prie, je vais t’aider.
– Non, ça va aller, faut que j’y aille.
Si je me demande parfois où certains compositeurs contemporains trouvent l’inspiration pour leur musique, et si je n’ai pas la réponse, j’ai un doute, face à certaines sonorités et certains bruits suspects.
Là, c’est une symphonie de pets, une cascade pastorale, un tsunami ! Ca dure et j’en profite, parce qu’il faut vous dire que mon cabinet est dans un immeuble de plusieurs siècles, que les WC sont d’époque, c’est à dire sans chasse d’eau et avec broc incorporé, et que la porte n’est pas vraiment étanche, ce qui me permet de participer à ce concert impromptu.
C’était il y a trente-cinq ans, et ce ne serait plus envisageable aujourd’hui, mais à l’époque, j’avais d’autres priorités, et ça ne m’a pas empêché de travailler.
Bref ! Au bout d’une dizaine de minutes, Dominique réapparait, et c’est un autre homme que je découvre : le teint frais et coloré, aux lèvres un sourire béat, comme si un des évènements les plus importants de sa vie venait de se passer, et que lui même n’en était que le spectateur attendri.
– Incroyable ! Quelle débâcle !
– Et comment tu te sens ?
– Impeccable ! Je ne me suis jamais senti comme ça !
– Et ta tête ?
– Presque plus rien. Et puis, je m’en fous, je suis tellement bien. Qu’est ce que tu m’as fait ?
– Moi ? Rien…
– En tout cas, ça fait du bien !
– O.K., alors on se revoit demain, pour le cours. Bonne fin de journée !
Croyez le ou non, mais il ne sera plus jamais constipé, et ceci sans prendre quoi que ce soit.
C’est cool, ce boulot ! S’il suffit de faire rien, ça me plait !
Pauvre naïf !
T’es pas arrivé.
Et tu vas voir que, bien « faire rien », ça prend un temps.
KARINE
Extrait de mon livre « 30 000 kilomètres sur les mains et le corps des autres… »
– Pierre !
– Oui, Guy ?
– T’en fais une tête ce matin ?
– Non, non, ça va.
Pierre suit une formation avec moi depuis trois ans, et visiblement, ce matin, il n’est pas dans son assiette.
Nos rapports sont un peu particuliers, car il est informaticien et ne vient en cours que parce qu’il apprécie ce que je raconte et la manière dont j’appréhende le toucher mais il ne pratique jamais le massage en dehors des cours. Donc, de fait, il n’avance pas beaucoup au niveau technique, mais cela lui convient très bien et selon ses dires, lui sert beaucoup dans son travail. N’ayant pas encore touché à l’informatique, je ne vois pas comment, mais après tout, s’il le dit, pourquoi pas.
Nous avons donc d’excellents rapports, même si parfois il retarde un peu le groupe et que je le rabroue un peu, en lui reprochant de ne même pas faire « le minimum syndical ». Mais, comme il possède une mémoire prodigieuse, ainsi qu’une faculté d’observation peu commune, il lui suffit en général de donner un petit coup d’accélérateur et tout s’arrange.
Mais ce matin, visiblement, ça ne va pas.
– Attends, pas à moi, je vois bien que tu fais la gueule.
– Non, je t’assure.
– Ecoute, si j’ai encore dit quelque chose qui ne t’a pas plu, dis le moi, on ne va pas rester là-dessus.
– Mais non, ça n’a rien à voir avec toi, j’ai toujours autant de plaisir à venir ici, mais c’est ma fille qui m’inquiète.
Je sais que Pierre est séparé de sa femme depuis quelques mois et que les choses ne sont pas simples. Il voit sa fille tous les quinze jours seulement, ce qui est assez douloureux. Il m’a dit que depuis quelque temps leurs rapports sont devenus tendus, mais j’ai pour habitude de ne pas me mêler de ce genre de situation si on ne me le demande pas.
– Qu’est ce qu’elle a, ta fille ?
– Je ne sais pas, mais le week-end dernier, j’ai trouvé qu’elle avait changé.
– Ah bon, pourquoi ?
– Elle me semble un peu distante, mais ce n’est pas le plus grave. Ce qui m’inquiète, c’est qu’elle dort très mal, et Francine veut lui donner des calmants.
– Ah oui, ça c’est pas cool ! A cinq ans, c’est un peu jeune pour entrer dans cette ronde infernale.
– Et chez toi, elle ne dort pas mieux ?
– C’est bizarre, parce qu’en fait, elle ne dit pas grand chose, mais je l’entend bouger toute la nuit et au matin, son lit est un vrai champ de bataille, alors qu’avant, c’était une enfant qui dormait paisiblement.
– Ca dure depuis combien de temps ?
– A peu près deux mois.
– Tu ne m’as pas dit que vous vous étiez franchement engueulés avec Francine, à cette époque ?
– Oui, c’est vrai, mais c’est un peu avant.
– Ecoute, si tu veux, amène-la moi, et je regarde. Elle est peut-être tombée, en jouant, et a peut-être une grosse tension dans le dos, au niveau cervical ou ailleurs. Je ne sais pas, il faut regarder. Je ne peux rien te promettre, mais quand je l’aurai vue, j’aurai sûrement un avis plus précis. Fais au plus vite, il ne faut pas laisser trainer ça.
– Bon, je vais en parler avec Francine, car le week-end prochain, normalement ce n’est pas moi qui l’ai, mais je vais essayer de la convaincre.
– Mais on ne pourra venir que le dimanche, car depuis qu’elle a déménagé, elle est encore plus loin.
– Tu sais, le dimanche est un jour de la vie comme les autres, pour moi, alors, appelle-la, et tiens moi au courant. Et là, jusqu’à demain soir, accroche-toi, ça va aller, je vais t’aider.
– Allo, Guy ?
– Oui, Pierre.
– Eh bien, si tu es d’accord, on peut venir dimanche prochain.
– OK, pas de problème. 16h, ça te va ?
– Oui
– Super, je vous attends dimanche, à 16h.
Pierre vient de frapper à ma porte et précède Francine que je n’ai jamais vue, suivie de Karine, petit bout de chou aux longs cheveux noirs.
– Salut Pierre ! Bonjour Francine ! Coucou Karine !
Je reçois en retour, trois bonjours un peu crispés.
Je commence à poser quelques questions, mais je sens rapidement que je n’aurai pas les bonnes réponses.
Karine me dévisage avec des yeux mi-interrogateurs, mi-demandeurs, et mi-craintifs. Oui, je sais, trois moitiés, ça fait une de trop, et c’est justement ce qu’il va falloir que j’enlève.
Je la regarde avec le plus de douceur possible, mais surtout en essayant d’être juste, c’est à dire neutre et sans à priori, pour commencer à lire son corps à ma façon.
Ce qui me frappe, c’est qu’à chaque fois qu’elle tourne la tête, elle tourne le buste en même temps, comme si sa nuque était soudée, alors qu’à son âge, ce devrait être du chewing-gum.
– Dis donc, Karine, tu n’as pas mal au cou ?
– Oui, des fois.
Elle a répondu d’une petite voix, mi-craintive, mi- suppliante, mi-enjouée… cherchez l’erreur !
– Alors là, je peux peut-être t’aider. Tu veux que je regarde ?
– Si tu veux.
– On va passer dans la pièce à côté. Je vous laisse, vous avez de la lecture, j’en ai peut-être pour un bon moment, à tout à l’heure.
Je passe dans la pièce à côté avec Karine, conscient de laisser Pierre et Francine dans une attente un peu pesante, mais pour l’instant, ce n’est pas mon problème. Le problème, c’est que la porte qui nous sépare n’est pas insonorisée, et que je ne veux pas qu’ils entendent ma conversation avec Karine.
– Tiens, tu vas t’asseoir sur la table, je vais t’aider et je vais mettre de la musique.
– Ah oui !
Je l’attrape sous les aisselles pour l’installer et je sens instantanément que son corps se raidit, dès que je la touche. Exactement comme tout à l’heure, quand je lui ai pris la main pour venir dans la pièce. C’était bizarre, d’ailleurs, cette façon de me donner facilement la main puis de presque la retirer. Je me dis que ça ne va pas être simple.
Passionné par le son, je possède depuis quelque temps, un système musical de grande qualité, constitué notamment d’un ampli à lampes du plus bel effet, monté sur un socle doré qui brille.
Karine n’a visiblement jamais vu un tel appareil, comme beaucoup de gens d’ailleurs, et semble fascinée, ce qui m’arrange et va me servir au moins au départ.
Ca commence déjà beaucoup mieux qu’il y a quinze jours, quand cette dame m’a amené son petit garçon qui, lui, n’avait visiblement pas envie de venir et qui s’est mis à hurler dès que j’ai posé la main sur lui. Malgré tous les jouets et les bonbons qu’elle lui avait promis s’il se laissait faire, ça n’a pas marché et c’est elle qui a donné le coup de grâce en me proposant de le plaquer sur la table et de le tenir pendant que je le toucherai. Chacun sa manière de procéder, mais ce n’est pas la mienne, alors, au revoir !
– Tu aimes la musique ?
– Oui. Mais Maman dit souvent que c’est trop fort.
– Ici, on peut mettre aussi fort qu’on veut.
– Ah bon ?
– Oui, il n’y a pas de voisins. Tiens, enlève juste ton tee-shirt, prends ce ballon entre tes deux mains, et ferme les yeux. Tu vas voir, c’est super !
J’attrape un ballon de baudruche déjà gonflé, qui nous a servi lors du dernier stage, je choisis une musique spéciale, mêlant saxophone et piano, dont je sais que le mouvement se répercute fortement sur le ballon.
Chaque seconde me paraît une éternité. J’ai l’impression d’être comme un funambule que chaque pas rapproche du but, mais qui peut aussi lui être fatal.
Dans mon cas, fatal est un peu exagéré, mais rater, c’est rater, et j’aimerais vraiment l’aider.
Guy, dépêche-toi ! me murmure une petite voix intérieure, ce n’est pas le moment de ruminer.
Ballon, pochette, CD, tiroir, musique, volume sonore au bon niveau, c’est parti ! Je dispose de quelques secondes, pendant l’introduction modérée du piano, avant l’arrivée du saxophone, d’une intensité et d’une sonorité toute particulières.
A l’instant où elle s’apprête à ouvrir les yeux, la musique démarre.
Je pose ma main gauche sur le ballon, avec elle, et l’autre main en haut de son dos.
– Fermes les yeux, on va écouter ensemble.
J’adore ce morceau d’Archie Shepp.
Elle acquiesce et ça démarre.
Et là, ça devient difficile à raconter.
De manière évidente, elle ressent le mouvement du son, le prend, le com-prend, l’absorbe, s’en nourrit et je sens que le haut de son dos commence déjà à se relâcher.
Faire juste, ni plus, ni moins.
Plus, je vais la choquer et elle va se défendre.
Moins, je vais la perdre.
Je pousse légèrement sur le ballon en relâchant doucement ma main sur son dos.
– Tiens, allonge-toi, tu seras encore mieux.
Elle ne manifeste aucune résistance, elle est allongée, je ne l’ai pas lâchée, et je me place en haut de la table, à hauteur de sa tête.
Je ne fais rien d’autre que garder le contact, et pour moi, maintenant, le ballon, c’est sa tête.
Incroyable, mais vrai ! Ses bras se relâchent, le ballon tombe sans même qu’elle s’en aperçoive, et en moins de dix secondes, j’ai droit à un énorme soupir. Elle dort !
Mes fidèles ouvrières, mes mains, s’activent instantanément pour parfaire ce confort au millimètre près, chaque millimètre de peau étant comme l’une des multiples brindilles du nid qui accueille un oisillon et que mes mains ont formé pour ce petit être en perdition.
Elle s’imprègne du son qui semble la régénérer tout en la libérant de je ne sais quel carcan.
Moi, je ne cherche qu’à ajuster chaque millimètre de notre contact et à trouver l’équilibre juste, à cet instant, pour faire rien.
Et c’est parti pour le grand huit !
Heureusement que j’ai déjà vécu ça, parce que là, c’est vraiment impressionnant.
Sursauts, soubresauts, petits, moyens et grands mouvements se succèdent des pieds à la tête, comme des fuites de tensions venues de je ne sais où, mais qui s’évacuent en profitant de ce moment où je la sup-porte pour qu’elle se re-pose.
Je commence vraiment à me sentir en symbiose avec elle et à percevoir son vrai mouvement, qui semble se mêler à la musique, à l’instant, en profitant du mien qui ne fait rien, et tout s’apaise progressivement.
Sans que j’aie fait quoi que ce soit, elle s’est décalée, son corps est en travers de la table, mais je ne l’ai pas lâchée, cherchant seulement à contrôler l’équilibre de sa tête et de sa nuque.
Sa respiration, entrecoupée de nombreux soupirs, est devenue paisible. Elle dort toujours et sa tête me semble très lourde.
Je connais bien ce CD, et le morceau de musique qui passe à l’instant m’indique que suis dans cette position depuis plus de quarante minutes.
Il n’est pas question de la lâcher tant qu’elle dort. Je souffle donc délicatement sur ses paupières, un petit truc personnel pour réveiller les gens qui se sont endormis sans les faire sursauter.
J’accompagne ce souffle d’un « coucou » tout en enlevant ma main gauche de sa nuque pour la poser sur ses yeux, dès qu’elle fait mine de les ouvrir.
– Tout va bien, je suis là. Tu vas juste bouger les doigts et tes pieds doucement, et continuer à écouter la musique.
J’avoue être moi-même un peu surpris du résultat, mais je sais que rien n’est terminé, même si je ne m’attends pas au pire mieux qui va venir.
– Bon, ne bouge pas, je reviens dans une minute.
Le murmure d’acquiescement qu’elle me renvoie m’assure que je peux la lâcher et aller me laver les mains. C’est une habitude que j’ai prise, après chaque soin, non pas pour me libérer ou me nettoyer de quoi que ce soit, mais surtout pour rafraichir mes mains et offrir ainsi une sensation différente lorsque je reprends contact, après ce moment qui lui permet de se retrouver elle même, sans moi.
En sortant de la pièce, je sens les regards interrogatifs de Pierre et Francine qui me toisent simultanément, mais je refuse de les croiser pour ne pas rompre mon contact avec Karine, car pour moi, je n’ai pas fini.
J’avais dit « une minute » et ce ne sera pas plus. Je me lave rapidement les mains et retourne auprès de Karine.
Je pose à nouveau une main sur sa tête, et là, non seulement elle ne me fuit plus, mais je sens instantanément qu’elle profite, un peu comme si elle en redemandait.
Oui, mais…
– Coucou, ça va ?
– Oui
– Tu veux encore écouter de la musique ?
– Oui
– Ok, je t’aide à t’asseoir.
Je mets un nouveau CD et lui propose de lui redonner le ballon.
– Oh oui !
Tandis que je ramasse le ballon, elle suit mon geste du regard, et cette fois le mouvement de sa tête a retrouvé toute son amplitude, comme montée sur un roulement à bille, propre, nettoyée, libérée.
Je repose une main sur son dos, l’autre sur le ballon, elle a gardé les yeux ouverts, un regard très attachant.
Elle alterne entre le ballon, moi, la musique, en balayant toute la pièce du regard et en profitant visiblement de la nouvelle mobilité de sa nuque.
La fin du morceau arrive et je baisse le son.
– Tiens, remets ton tee-shirt, on va retourner voir ton papa et ta maman.
– Ah non !
– Comment ça, non ?
– Ah non, moi, maintenant, j’habite avec toi !
-…
– C’est pas une super idée, parce que tu sais, j’ai plein d’autres enfants à voir, comme toi, et je suis sûr que tes parents sauront mieux s’occuper de toi que moi.
– Tu es sûr ?
– Oui, je vais leur expliquer. Attends-moi cinq minutes et je reviens.
– D’accord.
Au ton de sa réponse, je sais que je peux lui faire confiance et qu’elle m’attendra sans bouger.
– Je te remets de la musique
– Merci
Alors ça, c’était pas prévu !
Je n’ai donc pas fini et il faut là aussi, que je fasse vite et juste.
Je ne laisse pas le temps à Francine et à Pierre de me poser une question, et c’est avec les mots que je décide de les toucher eux, simultanément.
– Je vais être direct et concis, et j’espère que vous allez comprendre que vos histoires de couple ne m’intéressent en aucun cas, au sens où je ne cherche pas à savoir qui a tort ou raison. Je viens simplement de constater que cette situation a mis votre enfant dans un état de tension considérable, qui aurait même pu entrainer un symptôme beaucoup plus grave. Alors pour quoi, qui, quand, comment…qu’importe ! et je ne veux juger aucun de vous deux, mais il est impératif qu’elle ne vous serve plus de pushing-ball pour régler vos problèmes.
Je ne croyais pas si bien dire, car j’appris plus tard en la revoyant et en discutant avec Pierre, que Francine, triste et excédée par cette séparation, avait eu parfois des gestes un peu agressifs face à certains comportements de Karine, qui elle même ne supportait pas cette situation, au point que la gifle avait remplacé parfois le câlin qui aurait dû la réconforter, jusqu’à devenir un mode de relation que plus personne ne supportait, et surtout pas l’enfant.
– Alors, on va faire très simple, ni plus, ni moins. Vous allez aller chercher Karine ensemble, avec le sourire, et l’embrasser tous les deux.
Je ne m’excuse même pas pour ce ton un peu impératif, car ce n’est pas à discuter, et c’est maintenant.
Très intelligemment, aucun d’eux ne répond. Ils se regardent, me regardent, se lèvent, ouvrent la porte, s’approchent de Karine et se penchent sur elle pour l’embrasser.
Sa petite tête profitant de ses nouveaux rouages, elle se tourne vers moi, croise mon regard et je lui adresse un clin d’œil auquel elle répond avec ce sourire d’enfant plus beau, plus fort et plus juste que tous les discours des adultes.
MARGUERITE
Extrait de mon livre « 30 000 kilomètres sur les mains et le corps des autres… »
– Allo ?
– Docteur Dumont ?
– « Monsieur » seulement, je ne suis pas médecin.
– Excusez moi.
– C’est pas grave. Qu’est ce qui vous amène ?
– J’ai une grosse douleur à la nuque et on m’a dit que vos mains font des miracles.
– Oh ! vous savez, faut pas croire tout ce qu’on dit ! Mais si je peux vous aider ce sera avec plaisir.
– Je peux venir rapidement, parce que j’ai vraiment mal ?
Chacun a ses codes, ses verrous, ses habitudes, ses principes, bons ou mauvais, mais comme le dit ce proverbe hindou : « La force d’une chaine n’est pas plus grande que celle de son plus faible maillon. »
Chez moi, c’est parfois juste un mot, tout petit, comme « mal » ou laborieux à dire, comme « souffrir », ce mot qui n’est pas très long mais qui est toujours long à dire et qui résonne un certain temps quand on le prononce, comme si ça n’en finissait pas.
Ce « ça me fait souffrir » est une petite expression, mais elle est longue pour moi, toujours trop longue.
C’est aussi, parfois, juste le ton d’une voix qui me met en émoi et je pourrais dire « qui me met moi » instantanément dans ce que j’appelle mon état de dépendance à l’aide.
En fait, je ne lutte plus contre cette dépendance, j’ai essayé, mais ça ne marche pas, et comme aujourd’hui, même l’envie d’en sortir m’a quitté, ça risque de durer encore un certain temps.
Au téléphone, la voix me paraît âgée et sincère, deux raisons d’y répondre, non seulement suffisantes, mais parmi les meilleures.
– Eh bien, passez demain matin, à 10h, je m’arrangerai. Je vais juste prendre votre nom et votre téléphone.
– Mademoiselle Marguerite Dupont
– Très bien, c’est noté : Madame Dupont, demain à 10h. En attendant, restez au chaud et prenez ce qui vous avez pour vous soulager si nécessaire.
Depuis que je suis devenu « le guérisseur des Joncs » je reçois toutes sortes de personnes, parfois de simples curieux, jusqu’à des cas vraiment pathétiques qui arrivent chez moi en désespoir de cause.
Comme tout le monde sait que je ne suis pas médecin, on m’a affublé de l’étiquette de « guérisseur » ou de « magnétiseur », même si certains n’arrivent pas à s’y résoudre au vu de certains résultats que j’ai obtenus sur des cas qui semblaient désespérés.
Ces qualificatifs ne me dérangent pas, mais ne m’arrangent pas non plus, car j’ai parfois l’impression d’être l’ultime recours, la dernière roue de la charrette, quand on a tout essayé, perdu espoir, et qu’on se dit : « si ça ne fait pas de bien, ça peut pas faire de mal. »
J’ai horreur de cette phrase, même si d’une certaine façon, elle me gratifie, car il est vrai que même si je ne réussis pas toujours, j’essaie au moins de ne pas faire de mal, voire même juste de faire du bien.
Nous sommes au milieu des années 80, j’habite dans un hameau où nous sommes huit : mon voisin agriculteur, sa femme et ses trois enfants, un autre voisin agriculteur qui ne vit pas sur place, ma femme et moi, et je ne connaissais pas la vie rurale auparavant, moi qui vivais et travaillais en plein centre de Lyon, il y a quelques années.
Si je suis venu là pour être tranquille, c’est complètement raté. Depuis que je me suis occupé du neveu de mon voisin, je suis assailli de demandes en tous genres.
Je ne m’y étais pas préparé et je reçois donc les gens chez moi. Ils attendent dans ma salle de séjour, avant de passer dans la pièce voisine, que je m’étais attribuée comme bureau. Le décor est succinct : une table de massage, deux chaises, un tabouret, un bon chauffage, un bon système musical et un simple kakemono sur les murs blancs. Il m’a été offert par mon ami Christophe, le représentant en Europe de la méthode musicale du Japonais, Schinichi Suzuki, qui a lui même écrit de sa main :
« If love is deep, much can be accomplished. »
La journée s’annonce chargée, puisque ce n’est pas moins de 14 personnes que je dois recevoir aujourd’hui. En comptant de trois quarts d’heure à une heure par personne, ça risque d’être compliqué et je n’ai pas intérêt à m’éterniser, ce qui est chez moi une fâcheuse tendance.
En général, c’est ma femme qui accueille les gens, mais juste au moment où je raccompagne la deuxième personne de la matinée, alors que la troisième n’est pas encore arrivée, j’aperçois une femme qui s’apprête à frapper à la porte vitrée de la maison.
– Au revoir Mr Dumont, et merci.
– Au revoir… Bonjour Madame…?
– Dupont
En principe, j’essaie d’éviter que les gens se croisent, car beaucoup se connaissent et n’ont pas forcément envie de se rencontrer, mais parfois, c’est vraiment impossible.
Comme je l’avais perçu, Marguerite est une dame âgée, et c’est d’un pas fragile qu’elle pénètre dans la maison et que je l’accompagne dans ma pièce.
– Asseyez vous
– Merci
– Qu’est ce qui vous amène ?
– Oh ! c’est tout bête, il y a trois jours, en me réveillant, j’étais toute bloquée. Je croyais que ça allait passer, mais ce n’est pas le cas.
– Vous avez mal où, exactement ?
– Un peu tout le dos, je suis raide, mais c’est surtout la nuque.
– Ça vous est déjà arrivé ?
– Oh oui ! souvent, mais en général je fais avec.
– Vous avez quel âge ?
– Quatre vingt cinq ans, depuis une semaine.
Mon impression est étrange : j’avais bien noté qu’elle avait un certain âge, mais il y a en elle quelque chose de juvénile que je ne m’explique pas, si ce n’est l’imposante masse de ses cheveux blancs, rassemblés en un chignon maintenu par une simple pince, ce que j’adore chez une femme âgée.
Afin d’évaluer son état, je lui demande de tourner la tête selon ses possibilités, ce qui est quasiment imperceptible. Lever les bras est aussi un réel effort, d’autant plus qu’elle est engoncée dans une panoplie de vêtements que je devine et que je commence à bien connaître depuis que je suis ici.
– Il faudrait vous déshabiller un petit peu.
Pas de chance, en plus, c’est l’hiver : le manteau, la veste, le corsage, la combinaison, la chemise, le soutien-gorge, la gaine…la totale ! Et je devine que ça ne va pas être simple, sans parler du fait qu’elle va avoir du mal à monter sur la table qui ne se règle pas en hauteur.
– Allez, je vous aide !
Le manteau, la veste… facile !
– Il faudrait enlever le corsage aussi.
– Ah bon ?
Je vais l’aider, mais à son intonation, je comprends que je dois faire attention à la moindre gêne qui peut se retourner contre moi.
Je prends donc beaucoup de précautions et elle collabore au mieux.
J’adore ce cours de pratique ! Eh oui, tout ce que je vis ici depuis trois ans ne se trouve dans aucun cours, aucun livre, aucun stage, et c’est pourtant mon quotidien.
Je voudrais bien t’y voir, toi, le prof génial que tout le monde adore, avec tes points miracles et tes techniques à deux sous ! Viens la déshabiller, mets-la sur la table, fais-la allonger ! Et montre moi comment tu vas faire avec ce fatras de vêtements !
C’est drôle, mais dans tous les stages, c’est souvent la plus jeune, la plus mignonne qui sert de modèle, et c’est comme ça dans toutes les formations, tous les congrès et toutes les démonstrations auxquels j’ai pu assister. Et là, comme par hasard, tout est simple, facile, et on se demande même, dans ces conditions, comment il pourrait en être autrement.
Mais, ce que je me demande parfois, c’est si ceux qui enseignent, ou écrivent, ont déjà vécu dans la vraie vie, s’ils sont conscients de la réalité, de la mienne, en l’occurrence.
– On va aller très doucement, mais j’ai vraiment besoin que vous vous asseyiez sur la table. Vous allez vous aider de la chaise, n’ayez pas peur, on va prendre tout le temps nécessaire, sans vous faire mal, et on va y arriver.
Pas facile ! C’est pas dans les manuels, mais en moins de trois minutes, elle est assise sur la table. Pas mal !
Le plus dur reste à faire, mais j’ai une idée. D’ailleurs, elle m’a devancé.
– Mais, je ne pourrai pas m’allonger !
– C’est pas sûr. On va juste essayer ensemble et s’il y a la moindre douleur, je vous promets de m’arrêter instantanément.
J’ai ma petite idée, ce n’est pas gagné, mais ça ne coûte rien d’essayer.
Je place ma main droite derrière son dos pour la retenir, et je me sers de mon bras gauche pour mettre ses jambes sur la table. Je n’ai même pas envisagé de lui faire enlever ses chaussures, car je parie qu’elle a mis très longtemps pour les enfiler, ainsi que ses bas épais qui, à mon avis, ne l’ont pas quittée depuis un certain temps.
Au début, où j’ai été confronté à ce genre de situation, je m’en offusquais un peu, mais aujourd’hui, je trouve ça presque sympathique, attendrissant, tout simplement parce qu’authentique.
– N’ayez pas peur, je ne vous lâche pas, je suis juste derrière vous.
Et je m’assois en travers de la table, juste derrière son dos, en me collant étroitement à elle.
– Vous allez laisser poser doucement votre tête, juste à côté de la mienne. Je vous aide.
J’ai maintenant une drôle de sensation, car Marguerite ne cause plus et ne me répond que par des « hum ». Sa tête se pose, avec une légère retenue, due à la peur et la crainte de la douleur.
Ca ne va pas être simple, mais j’ai confiance, et il faut que ça marche.
Je plaque mon bras droit sur son torse, en posant négligemment ma main sur le haut de son sein gauche, mais je n’ai pas vraiment le choix et elle ne semble pas s’en offusquer.
Il faut à tout prix qu’elle reste ainsi, plaquée contre moi, avec confiance, sans résistance, sinon je risque d’avoir une réaction tout à fait néfaste.
Je mets ma main gauche en appui sur la table, et je décide de reculer tout doucement en me penchant en arrière de manière à lui servir d’appui, pour parvenir peut-être à la position horizontale.
Ca paraît bête, mais j’en bave ! Malgré tout, je suis super content car tout se passe bien, et même de mieux en mieux, car je sens, au fil des minutes, que Marguerite a vraiment pris confiance, et j’ai tout le poids de son corps contre moi, sans résistance.
Reste l’instant critique, où je vais devoir descendre de la table, sans perdre le contact, car à force de reculer, je suis arrivé au bout de la table et il ne faut pas qu’il y ait la moindre secousse.
Merci à mon cher prof de Karaté qui nous a tellement bassinés pour nous expliquer qu’un coup de poing se donne avec les jambes, et que sans un bon appui et la force des jambes, le coup de poing n’a aucun impact.
Merci aussi à Christian, qui m’en a fait baver avec ses longues séries de flexions, simples, très simples, de plus en plus simples, mais longues et fortes.
Et merde à tous ceux qui enseignent des techniques manuelles sans apprendre à se servir des jambes.
Finalement, il m’aura fallu un bon quart d’heure pour la faire s’allonger, quand j’entends frapper à la porte, alors que je n’ai pas commencé. Moi qui ai horreur de faire attendre les gens, c’est mal parti !
Je mets la musique en marche et j’ai opté pour l’adagietto de la 5ème symphonie de Mahler, qui me paraît un bon choix, avec un volume conséquent.
Je n’ai pas cessé de soutenir sa nuque, avec au moins une main, et j’enlève la pince qui retenait ses longs cheveux. Je ne peux expliquer ce que je ressens, mais j’ai l’impression que je viens de dérouler tout le pan et l’affiche de sa vie. Ma main droite rejoint alors ma main gauche, toutes deux simplement en contact sous sa nuque, et là, croyez le ou non, j’entends un tout petit craquement, comme on dit, presque imperceptible. J’ai instantanément la perception que j’ai presque déjà fini.
Voilà pratiquement vingt minutes que Marguerite est là, seulement deux minutes que je travaille, comme on dit, mais j’ai fini.
Je vérifie en lui faisant doucement tourner la tête, tout en l’accompagnant, à gauche et à droite. Aucune résistance, même si, bien évidemment, à son âge, les roulements à bille sont un peu grippés.
Je m’en amuse presque, je suis sûr que c’est réglé, pas loin de penser que je commence vraiment à avoir des super mains.
Trop content de moi, je ne résiste pas à la tentation de passer mes mains dans ses longs cheveux, une fois, puis deux, et là, nouvelle sensation étrange. Marguerite ne dort pas, contrairement à ce qui arrive souvent lorsqu’une douleur cesse et que la personne peut enfin souffler.
Trop occupé par les sensations de mes mains dans ses cheveux, je ne fais pas attention à sa respiration, et j’ai l’impression que mes mains sont collées à son crâne.
Alors, je passe ma main dans ses cheveux, une fois, deux fois, dix fois, vingt fois… quand on aime on ne compte pas. Apparemment, elle aime aussi, et je me prends à imaginer qu’elle n’a peut-être plus son mari, que ses enfants sont loin et que personne ne s’occupe bien d’elle. Alors, j’en profite, et elle aussi, apparemment.
Le temps a passé et je ne m’en suis même pas rendu compte. J’ai même oublié que quelqu’un d’autre attendait. C’est la musique qui s’arrête qui me rappelle à l’ordre. Je ne m’affole même pas, tant j’ai adoré ce moment.
– Bon, restez comme ça deux minutes, et je reviens.
Elle ne répond pas, et je la lâche doucement, en posant d’abord mes mains sur ses épaules, puis je sors de la pièce.
Catastrophe ! Ce n’est pas une, mais deux personnes qui attendent, et je n’ai rien entendu. Je me lave rapidement les mains, presque désolé de devoir effacer le parfum suranné de ses cheveux, mais conscient qu’il va falloir accélérer.
Je retourne dans ma pièce, m’approche de Marguerite qui a toujours les yeux fermés, et j’enclenche la phrase rituelle, comme à chaque fin de séance.
– Ca va ?
– Hum…
Elle est pas causante.
– Je vais vous aider à vous relever.
– Non, je reste ici, me dit elle, sans ouvrir les yeux.
Elle est pas causante, mais elle est marrante.
– Allez, je vous aide et on se relève tout doucement.
Au moment où je pose la main sous sa nuque pour l’aider à se relever, elle ouvre les yeux, me regarde bien en face, et d’un ton ferme que je n’oublierai jamais, elle m’énonce :
– Non, moi je ne bouge pas d’ici.
La fin, dont les détails sont tous plus affligeants les uns que les autres, n’a pas beaucoup d’importance. Je suis jeune, je ne comprends rien, je ne sais pas, j’ai peur, je suis sûrement passé à côté de quelque chose, je l’adore, elle m’emmerde, il y a les autres, il faut que ça cesse, je lui dis qu’il n’y a pas qu’elle sur terre, sa nuque est réparée, il faut qu’elle se casse.
Ce qu’elle fait.
Et moi j’enchaine.
Pauvre con !
A cet instant là, personne ne comprend rien et moi le premier, mais c’est la personne suivante, qui va m’ouvrir les yeux.
– C’est bien Mademoiselle Dupont qui était là, avant moi ?
Je n’ai pas pour habitude de parler de mes patients, encore moins s’ils se connaissent.
– Oui, pourquoi ?
– Je la connais bien, comme tout le monde ici. Elle n’a pas eu une vie bien gaie.
– Ah bon, pourquoi ?
– Elle n’a jamais connu ses parents, abandonnée à la naissance, elle a été placée dans un orphelinat jusqu’à sa majorité, puis elle a atterri ici, où elle n’a jamais pu trouver à se marier. Elle vit seule, un peu en marge, mais tout le monde l’aime bien. C’est une brave femme.
Pas de parents, pas de mari, pas d’enfant, pas d’amis apparemment, et toi tu joues avec ses cheveux, et tu te gonfles !
« Pauvre con ! Elle te l’avait dit, pourtant, qu’elle s’appelait Mademoiselle… Il te faudra faire encore beaucoup de kilomètres pour com-prendre l’être hu-main. »